Jung Lim, Ullung-do - Roman de la création

UNE HISTOIRE DE LA CRÉATION

 

 

 

Présentation d’Ullung-Do

(roman de Jung Lim paru aux éditions Galilée, février 2014)

 

 

 

Le Roman de la création de Jung Lim s’ouvre sur un opus d’un classicisme étonnant, à n’en pas douter déroutant pour l’amateur d’exotisme qui chercherait, chez tout écrivain « étranger », à trouver dans le texte même les indices d’une culture autre. Jung Lim nous parle certes de la Corée, mais discrètement, comme au passage, car elle revendique tacitement le droit de prendre pour objet autre chose que son pays natal. Les découpages traditionnels du champ littéraire nous amènent, bien souvent, à distinguer littérature « française », « étrangère » et « francophone » : où se placer lorsque l’on se situe exactement entre deux cultures ? Mieux vaut ici faire abstraction de la biographie de l’écrivain, pour éviter un écueil bien fréquent : penser devoir justifier l’auteur venu d’ailleurs dès lors qu’il ne nous livre pas un récit de voyage fourmillant de détails typiques.

Soulignons d’ailleurs le caractère exceptionnel du geste même de l’écriture de cette pentalogie, qui place Jung Lim hors de ces catégorisations : d’abord composé en coréen, son Roman de la création a mis plusieurs années à être transposé– et non traduit – dans la langue de Molière ; il s’agit là d’un travail de réécriture et d’une nouvelle genèse de l’œuvre, au terme d’une véritable épopée de la création.

 

Car Ullung-do est et n’est pas un récit de voyage : le séjour du personnage principal sur une île reculée sert de trame assez mince à un itinéraire avant tout intérieur. Dans ce roman, l’auteure délivre les informations factuelles avec parcimonie, comme pour ne dessiner du cadre spatio-temporel que le strict nécessaire : quoiqu’orientée vers une première rencontre charnelle, l’aventure est principalement mentale, et le référent coréen ne doit pas venir interférer avec ce qui demeure avant tout une quête spirituelle, voire mystique. Celle d’une jeune femme qui sort du carcan d’une existence marquée par l’ennui pour s’ouvrir en même temps à la sensualité et à la spiritualité – et, surtout, à la dimension nécessairement artistique que devra désormais prendre son existence. C’est un nouveau mode d’être au monde que découvre la jeune étudiante sur les rivages d’Ullung-do, en compagnie d’un mystérieux et magnétique adolescent. C’est d’ailleurs sous cet angle que l’on peut appréhender la sensualité de l’histoire vécue avec ce garçon : pour l’héroïne, il s’agit de la manière la plus évidente et la plus profonde de faire l’expérience de l’île. À travers ses descriptions lyriques de la nature, l’auteure transforme le paysage de l’île en un ensemble de circonstances, un écrin vivant en attente de l’événement qui doit transformer le roman en une histoire de la création.

L’héroïne ne pourra réaliser cet amour qu’en tant qu’artiste, et c’est ce qu’exploreront les quatre volumes suivants du Roman de la création, dans un même projet de comprendre la genèse de toute existence vouée à l’art, de toute volonté de création. On serait ainsi tentée de parler de véritable « portrait de l’écrivain en artiste en devenir » : cette dimension métaréflexive donne à Ullung-do une profondeur et une résonance particulières, surtout lorsque l’on sait que son auteure est aussi sculptrice. En cela seulement on pourrait, peut-être, parler d’autobiographie : en transposant et transfigurant dans la fiction ses méditations sur la création, Jung Lim nous dit sans doute beaucoup sur son propre cheminement vers l’Art, conçu dans son lieu étroit avec la nature. Peu d’auteurs ou d’artistes nous livrent ainsi l’essence de leur création et son pourquoi : Ullung-do nous donne un début inespéré de réponse.

 

Pour ce qui est de l’écriture elle-même, Ullung-do se démarque de la production contemporaine par la qualité extrême de sa langue, d’une précision et d’une intemporalité qui peuvent faire songer à Gracq ; on a donc parlé de classicisme au sens le plus positif du terme. Lorsqu’il entame Ullung-do, en effet, le lecteur se trouve plongé dans un livre d’une grande concision, à la mesure de sa densité. La langue, resserrée et d’une richesse devenue rare, nous emporte dans ce récit elliptique et énigmatique – d’autant plus intriguant que le personnage principal affiche une personnalité diffractée, et parle parfois de façon concomitante à la première et à la troisième personnes, comme si elle se voyait elle-même vivant ses expériences. À partir de là, nous ne sommes plus simplement face à une narratrice dont le point de vue correspondrait, parfois, à celui d’un des personnages de l’œuvre : elle vit réellement cette histoire, dans l’instant, elle en devient le vecteur en même temps que s’accomplit le processus même de création. Le personnage, le monde et l’écriture se confondent dans l’avènement d’un univers inédit, comme on verrait un artiste de land art pénétrer le paysage avec son propre corps. Le corps est ici, comme le mot « Ullung-do », lié par un trait d’union avec le corps-cosmos : « dans sa chair profonde, la nature et l’art s’unissent. »

Ullung-do, une fois refermé, nous donne l’impression d’un ouvrage ciselé, où chaque terme a été pesé, où aucun mot ne figure en trop : Jung Lim a travaillé la matière verbale comme elle aurait sculpté tout autre matériau du monde. Ce trait, allié à une inventivité formelle qui se traduit jusque dans les variations typographiques et marque la complexité du jeu des points de vue, fait de l’ouvrage un objet littéraire, voire un paysage littéraire au sens fort, dont chaque facette a été pensée,  mesurée et polie – la suite de l’œuvre sculpté de Jung Lim, la sculpture d’une expérience, en somme.

 

 

 

Myriam DIARRA

Ancienne élève de l’E.N.S. Ulm

Agrégée de Lettres classiques